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Le bien-être individuel et relationnel au sein des familles recomposées

Dernière mise à jour : 20 avr. 2023

Stéphanie HAXHE, Fanny MONTULET


Résumé

Dans une famille, on sait combien prendre soin des enfants, du couple, de soi-même, du travail, des amis et de la famille élargie appelle des compétences d’équilibriste afin qu’aucun espace ne souffre de trop peu d’attention, les enfants en bas âge réclamant une certaine priorité. Après une séparation, la chose n’est pas plus simple et peut même se compliquer lorsqu’une forme de soulagement est attendue. Dans le présent article, deux facteurs sont pris en considération, le temps et le concept de légitimité, pour tenter de comprendre et aider les familles dans le moment délicat entre séparation et recomposition. Le rythme des enfants est souvent différent de celui des parents. Lorsque l’écart des rythmes vient heurter les besoins des uns ou des autres, il crée un sentiment d’injustice et présente le risque d’une légitimité destructive.


Introduction

Des évolutions majeures relatives au couple et à la famille ont été observées et décrites par de nombreux auteurs. Nous n’en reprendrons que quelques-unes, en guise d’introduction à notre propos.


Ainsi, on constate que sur le plan familial, des mutations importantes ont eu lieu en un temps relativement court (Coltrane & Collins, 2001 ; Théry, 2011). Les formes familiales se sont diversifiées de plus en plus. Même si certaines situations telles que la monoparentalité et la recomposition familiale existaient depuis bien longtemps, l’évolution a concerné davantage les causes que la structure per se. Par exemple, la monoparentalité par choix ou consécutive à une séparation est aujourd’hui plus fréquente que la monoparentalité liée à un veuvage.


La famille nucléaire n’a cessé de s’individualiser de la famille élargie et de la communauté, ce qui a engendré davantage d’autonomie, mais aussi moins de soutien et d’encadrement. Harari (2015) rappelle qu’avant la révolution industrielle, la vie quotidienne de la plupart des hommes se déroulait au sein de trois cadres : la famille nucléaire, la famille élargie et la communauté intime locale. Il précise que : « Autour de 1750, qui perdait sa famille et sa communauté était pour ainsi dire un homme mort : sans travail ni éducation, ni soutien dans la maladie et la détresse » (Harari, 2015, p. 420). Au fil du temps, État et marchés ont affaibli les liens à la famille élargie et à la communauté. Ils s’y sont substitués en prônant l’individualisme, se rendant ainsi indispensables : « Devenez des individus (…). Vivez comme vous l’entendez (…). Vous n’êtes plus dépendants de votre famille ou de votre communauté. Nous, l’État et le marché, nous allons prendre soin de vous. Nous vous fournirons nourriture, hébergement, éducation, santé, aide sociale et emploi, mais aussi pensions, assurances et protection », (Harari, 2015, p. 420).


La famille nucléaire, quant à elle, a gardé une place importante, mais principalement dans ses aspects émotionnels (Marquet, 2005 ; Harari, 2015). Selon Dupont (2017), pour 54 % de français, réussir sa vie familiale est perçu comme la première condition du bonheur, devant la réussite en amour (24 %) ou au niveau professionnel (8 %). De même, nonobstant les évolutions majeures touchant l’individu, le couple et la famille, la plupart des personnes font le choix d’être parent. Si, comme nous venons de l’évoquer, la valeur émotionnelle de la famille reste puissante, il nous faut également considérer la pression sociale à divers niveaux incitant les hommes et surtout les femmes à être parent, le choix alternatif pouvant être jugé « étrange » ou « égoïste ». Piette (2002, 2016) décrit comment la politique nataliste a, depuis des décennies, mis l’emphase sur la valeur famille ou sur la valeur travail/participation à l’économie, selon les besoins démographiques. Debest (2014) présente également, à travers une perspective démographique et sociologique, la « non-entrée » dans la parentalité comme un choix « outsider », sujet à stigmatisation.


Sur le plan conjugal, le mariage ne représente plus aujourd’hui l’unique moyen de fonder une famille. Théry (2002) nomme « démariage » le fait que la famille n’est plus structurée autour de l’institution du mariage, celui-ci étant devenu plus utilitaire, en procurant à la famille une sécurité sur les plans social et juridique. Une autre évolution majeure est la dissociation de l’activité sexuelle et de la procréation. La morale religieuse a cédé progressivement le terrain à l’épanouissement personnel, le désir et le plaisir, lesquels ont revendiqué leur place au sein du couple ; les rapports sexuels ne sont plus utilisés dans le seul but de procréer. Par ailleurs, les partenaires s’unissent dans un nombre croissant d’endroits du monde en se basant sur des affinités, et le couple est de moins en moins imposé par le groupe social pour suivre des intérêts économiques et des impératifs moraux ou sociaux (Lazartigues, 2002). La valeur centrale recherchée est aujourd’hui de trouver le bonheur et de s’épanouir en s’émancipant des pressions institutionnelles.


On pourrait dès lors penser que le couple s’est affranchi des pressions majeures pesant sur lui. Néanmoins, l’investissement de la sphère conjugale s’accompagne aujourd’hui d’attentes accrues des membres du couple l’un envers l’autre. Auparavant, les attentes se distillaient entre le couple, la famille, les amis et divers groupes sociaux. Aujourd’hui, avec la distanciation de l’individu de son tissu familial et communautaire d’une part, et une plus grande recherche de satisfaction des besoins personnels d’autre part, le couple est appelé à combler une majorité de besoins à lui seul. Tout cela fragilise le lien conjugal car si le « Nous » ne répond pas aux besoins du « Je », il est menacé.


Comment, dès lors, concilier aujourd’hui les attentes individuelles, la valeur accordée à la famille nucléaire, et la fragilité du conjugal (Marquet, 2005) ?


En outre, après une séparation, comment assurer, en plus de la pérennité du lien parent-enfant, une écoute de chaque « Je », et un temps nécessaire de maturation des changements ?


La question du temps dans la séparation et la recomposition

Comme le souligne Goldbeter-Merinfeld (2010), les séparations et les divorces deviennent plus courants, mais il ne s’agit pas de les banaliser pour autant. Un divorce ne se déroule jamais sans une série de pertes et de deuils à gérer pour tous les acteurs impliqués. Ils représentent un processus psychique nécessaire à effectuer pour avancer et pour accepter les développements qui peuvent se produire par la suite, comme une recomposition familiale. Au niveau des adultes s’opèrent le deuil de l’ex-partenaire, celui d’un projet de couple et celui d’une famille unie. Le deuil d’un projet de couple se fait de façon différente pour chaque partenaire et dans chaque situation, selon des facteurs très divers que nous n’aborderons pas ici. Le deuil de la famille unie est décrit par les parents comme un deuil particulièrement compliqué à faire. Au moment de la séparation effective, on s’aperçoit bien souvent que le deuil du couple a été entamé, alors que celui de la famille reste à faire.


Du côté des enfants, tous les deuils se présentent au même moment. Deuil d’une famille unie, du couple parental amoureux, d’une vie commune, d’un contact quotidien avec les deux parents simultanément, d’une maison familiale. En outre, comme nous allons le voir, les deuils que les enfants doivent faire ne trouvent pas toujours un espace pour se penser et se dire.


Dans le processus de la recomposition, la trajectoire la plus commune va d’une séparation vers une période plus ou moins longue (et quelques fois absente) de monoparentalité avant que le parent ne crée un autre couple et une nouvelle famille avec d’éventuels enfants. La façon dont ce processus est géré et s’inscrit dans le temps va impacter chacun des membres de la famille, ainsi que les relations qui existent entre eux. Plusieurs étapes ont été proposées dans la « recomposition » d’une famille (Papernow, 2008 ; Malagoli Togliatti & Lubrano Lavadera, 2010 ; Browning & Artelt, 2012).


Selon Papernow (2008), une première étape, appelée « fantasmatique », concentre les attentes idéalisées que peut nourrir une nouvelle famille, les adultes en particulier (les enfants s’aimeront, le nouveau partenaire sera un meilleur conjoint et peut-être un meilleur parent que l’ex-partenaire). Bien sûr, la description d’étapes ne reflète pas totalement la complexité et la singularité des familles. Néanmoins, il n’est pas rare d’observer dans la clinique une difficulté pour les enfants de dire leurs besoins lorsque les adultes sont dans la rêverie décrite ci-dessus, pensant que les enfants suivent et partagent leur bonheur.


Goldbeter-Merinfeld (2010) évoque la possible désynchronisation des rythmes de chaque membre de la nouvelle famille. Généralement, le nouveau couple adopte un rythme rapide, désirant obtenir le plus vite possible une famille « parfaite », tandis que les enfants sont encore aux prises avec des conflits de loyauté et un deuil à faire par rapport à leur famille d’origine, ce qui va ralentir le rythme. On observe alors dans ces familles une « lutte pour le temps systémique », c’est-à-dire la nécessité de synchroniser au moins partiellement leurs temps alors qu’ils partent de rythmes et d’histoires différents.


Malagoli Togliatti & Lubrano Lavadera (2010) listent un certain nombre de facteurs de protection lors d’une recomposition familiale : le respect de certaines étapes au moment d’introduire un nouveau partenaire, la non-adoption d’un rôle substituant dans l’éducation de l’enfant de l’autre, la création de rituels familiaux, la valorisation de l’espace et du temps familial en évitant de les mettre en concurrence avec l’espace et le temps du couple, la manière dont le précédent lien conjugal s’est terminé et a été élaboré, la disponibilité à un nouvel élan par rapport à la naissance d’un enfant du couple et à la construction de liens avec les enfants issus des unions précédentes.


De même, un facteur régulièrement souligné comme important pour l’acceptation des beaux-parents de la part des enfants est le temps. Comme le souligne Emery (2004), un beau-parent aura plus de facilité à développer une relation positive avec les enfants s’il arrive à agir graduellement dès le début de la relation, alors qu’il lui sera bien plus difficile de faire marche arrière pour réparer ses erreurs s’il a brûlé les étapes.


La question de la légitimité

Dans cette problématique de la synchronisation du temps des enfants et de celui des adultes se logent non seulement des pressions internes et externes, mais aussi la question de la légitimité. En termes de pressions externes, comme nous l’évoquions dans un autre texte (Haxhe, 2010), les familles recomposées font quelques fois face à des questions, jugements voire prescriptions d’échec. Ces sources de stress peuvent inciter le nouveau couple à faire la « démonstration » que tout va bien, que les enfants sont heureux et qu’ils s’entendent « comme des frères ». En parallèle, en interne se jouent les attentes importantes des uns et des autres. Aux attentes massives relatives au couple s’ajoutent celles qui suivent une séparation. Les éventuelles pressions à faire mieux, à faire plus, à donner et recevoir davantage, se concentrent alors pour le meilleur et pour le pire. Sachant que, comme l’indique Pryor (2008), une nouvelle séparation dans un deuxième mariage est estimée à plus de 70 %, on mesure les enjeux de cette étape.


Au croisement de la question des pressions se trouve celle de la légitimité. Elle a été décrite par Boszormenyi-Nagy (1973) comme un droit lié à un mérite. Au sein de nos relations proches et durables, la préoccupation et le soin que nous offrons à l’autre et à la relation nous procurent le droit à une reconnaissance et à un retour. Plus largement, la question de la légitimité est associée à la reconnaissance et pourrait se définir comme le droit d’avoir des droits, de prétendre à. En l’occurrence, les familles recomposées ne se sentent pas toujours légitimées, ni par la société ni par leur famille élargie. Si à cela s’ajoute de la culpabilité liée à la séparation, le phénomène est renforcé. Pour gagner cette légitimité, il semble que le « nouveau » couple s’efforce d’apparaître non pas comme l’union d’égoïstes orientés vers leur bonheur, mais bien comme celle d’adultes orientés vers le bonheur des enfants. Beaucoup d’entre eux pensent devoir faire la démonstration du bien-être de ces derniers et de l’entente au sein du groupe, sans toujours laisser le temps nécessaire aux enfants de s’apprivoiser. Dans un certain nombre de situations, c’est l’arrivée d’un bébé qui permet de se sentir vraiment une famille. Il est d’ailleurs surprenant de constater la rapidité avec laquelle le projet peut quelques fois se formuler.


Dans ce contexte, lorsqu’un enfant exprime des signes de malaise et/ou formule un besoin hors du programme, l’expression de cette différence peut représenter une menace si elle est vue comme un coup de canif dans le projet. Les attitudes d’un enfant qui n’a pas envie de changer de maison, qui ne s’entend pas avec les autres, ou d’un adolescent qui ne partage plus aucun moment de famille ou refuse de s’occuper du bébé qui vient d’arriver sont interprétées comme des rejets du projet et la famille. C’est précisément à cet endroit, dans l’absence de rencontre entre le besoin de l’adulte et celui de l’enfant, que se logent les moments de souffrance, de blessure, de colère et de blocage pouvant mener à une demande de consultation. Se pencher sur le vécu de l’enfant, l’entendre comme un être différent avec des besoins et un rythme propres permet aux adultes responsables de gagner en mérite à travers leurs soins et leurs préoccupations, mais suppose soit l’acceptation d’une révision du projet, soit un moratoire, soit les deux. Or, les adultes dans l’après-séparation ne sont pas toujours enclins à envisager un moratoire. Pour certains d’entre eux, prendre le temps résonne comme un frein à leurs désirs et à l’accomplissement de leur bonheur. Après plusieurs années passées dans un couple et une famille, qui ont laissé un goût mitigé de bonheur et d’oubli de soi, la séparation peut contenir à la fois une souffrance et une promesse d’un plus grand épanouissement individuel. Lorsque l’on aperçoit la mer après un long voyage en voiture, il est difficile de rester encore plusieurs heures à l’hôtel pour ranger les bagages ou programmer la journée du lendemain, l’envie de sentir la température de l’eau se faisant pressante. De façon un peu similaire, l’appel à vivre dans une plus grande écoute de ses propres besoins peut se faire insistant après une séparation. Ce vécu est d’autant plus légitime que l’on a donné beaucoup de temps et d’énergie dans une relation précédente. Néanmoins, cette légitimité revête parfois un aspect destructeur lorsqu’elle se transforme en réclamation aveugle d’un droit (Boszormenyi-Nagy, 1986). Pourquoi aveugle ? La réclamation le devient lorsqu’elle cherche à obtenir satisfaction quel que soit le contexte ou la personne à qui elle s’adresse. On pourrait la résumer par : « J’y ai droit, et tant pis pour les autres ». La légitimité devient alors destructive, dans le sens où la réclamation produit, sans le vouloir, une nouvelle injustice.


Dans le cas qui nous occupe, il arrive qu’un parent réclame le droit de penser à lui, et ce, même si cela ne rencontre pas/plus le besoin de son/ses enfant(s), car il a le sentiment d’avoir donné à perte dans le couple précédent. Ce faisant, l’enfant hérite d’un compte qui ne le concerne pas, ce qui crée une nouvelle injustice, bien que le désir du parent soit légitime en soi. En outre, le sentiment d’injustice à l’origine de la légitimité destructive peut ne concerner que la sphère conjugale (« J’ai tout donné à mon mari, et en remerciement, il est parti avec sa stagiaire ! »). Cependant, comme le conjugal et le parental sont inextricablement mêlés, il n’est pas rare que l’injustice touche la sphère parentale (« Je me suis occupée seule des enfants, j’ai mis ma vie entre parenthèses pour eux ; maintenant ils peuvent bien accepter mon nouveau compagnon ! »). A nouveau, les enfants risquent d’écoper d’un compte qui n’est pas le leur, le manque d’équilibre vécu par un parent dans les soins qui leur auraient été apportés n’étant pas de leur fait. Du reste, la nature du lien parent-enfant présente durant les premières années une « asymétrie naturelle » (Boszormenyi-Nagy, 1973, 1986), inhérente au fait que le parent donne plus que ne le peut l’enfant (bien que ce dernier soit capable de dons dès sa naissance) en attendant un équilibrage ultérieur et progressif. Certains parents aux prises avec le sentiment d’avoir été exploités par leur ex-partenaire (et peut-être aussi par leurs propres parents auparavant), font tourner inconsciemment l’ardoise vers leurs enfants, en leur demandant de la reconnaissance, de l’attention, ou « simplement » l’acceptation de leurs nouveaux projets sans trop d’entraves.


Dans la partie qui suit, nous allons illustrer différentes configurations de l’appréhension du temps après une séparation. Nous verrons comment la prise en compte du besoin de chacun se passe parfois sans risque, le temps n’étant pas appréhendé comme un ennemi mais plutôt comme un délai permettant à chacun de s’ajuster.


Dans d’autres familles, la séparation est très rapidement suivie d’une recomposition, les adultes donnant le tempo.


Nous terminerons par une situation clinique dans laquelle la légitimité d’un parent peut heurter le besoin de l’enfant, présentant le risque de légitimités destructives croisées.


Illustrations

Les deux premières familles sont rencontrées dans un cadre non pas clinique, mais d’enseignement. Afin de former les étudiants de master en psychologie clinique aux ressources, difficultés et enjeux des familles recomposées, les familles A et B ont été invitées à l’université à participer à un entretien en présence du premier auteur de cet article et d’étudiants [1]. La troisième famille quant à elle est rencontrée dans un cadre de consultation.


1 – Famille A

Elle est composée de Paul (43 ans) et Olivia (39 ans), des enfants issus de la première union de Paul (Sacha, 18 ans et Colin, 16 ans), des enfants issus de la première union d’Olivia (Antoine, 15 ans, Emilie, 12 ans, Ethan, 8 ans), et d’un enfant issu du couple actuel (Manon, 2 ans). Les enfants de Paul vivent au domicile familial à l’exception d’un weekend sur deux qu’ils passent chez leur mère. Les enfants d’Olivia sont présents une semaine sur deux.


Olivia a divorcé en 2008, Paul s’est séparé en 2013, et le couple s’est formé début 2014. Rapidement, Paul et ses enfants emménagent chez Olivia, et dix mois plus tard environ, naît la petite Manon. Le couple se marie l’année qui suit.


La première rencontre entre les membres de la future famille recomposée a eu lieu un soir, au cours d’un souper chez Olivia, auquel Paul est invité. Ce dernier y est venu avec ses enfants, ce qui n’était pas prévu ; il voulait en faire la surprise à Olivia. Ce premier contact non planifié a généré de la confusion et du malaise à différents niveaux. Olivia s’est sentie envahie, prise au dépourvu et ne savait comment s’y prendre. Ses enfants, eux, rapportent s’être sentis très confus. Pensant que Paul était un ami, ils ont été surpris d’apprendre au fil de la soirée qu’il s’agissait du nouveau compagnon de leur mère. Chacun des enfants semble avoir réagi différemment à cette prise de conscience. Ethan était dans la confusion, il explique s’être rendu dans sa chambre, et c’est Paul qui est venu lui expliquer les choses clairement. Il a alors compris et dit : « Au début, c’était c’est comme si on me disait que j’ai gagné au Loto (…), on s’y attendait pas quoi ! ». Antoine dit, quant à lui, s’être senti content. Hormis l’effet de surprise, Emilie n’exprime pas son vécu au sujet de cette première rencontre. Les enfants de Monsieur, de leur côté, étaient au courant de la relation et du contexte. Sacha était curieuse de rencontrer Olivia, mais ne se réjouissait pas outre mesure, dit-elle.


Selon les enfants, l’emménagement fut extrêmement rapide, voire précipité. Ils rapportent avoir vécu tous ensemble seulement un mois après leur première rencontre. Madame les reprend en justifiant l’emménagement par des raisons pratiques et organisationnelles.


Ainsi, très rapidement, les enfants de Paul ont quitté leur maison pour vivre chez Olivia. Cette dernière souligne le vécu de perte qu’ils ont dû ressentir en laissant derrière eux leurs habitudes et leur maison. Elle reconnaît que cela a dû être difficile à vivre. Sacha approuve ces propos en disant : « J’ai dû laisser une partie de mon passé avec le divorce puis l’emménagement ».


Les espaces intimes ont été touchés par l’emménagement. Le nombre d’enfants a restreint l’intimité de chacun alors qu’ils entrent, pour la plupart, dans la période de l’adolescence. Ethan exprime comment cette nouvelle vie de famille recomposée s’est imposée aux enfants : « Les choix ont été faits. Ce n’est pas qu’on ne s’aime pas, mais… ». Les enfants abordent également les tensions qui ont pu exister entre eux, ainsi qu’entre Paul et les enfants d’Olivia. Emilie souligne qu’au début de la recomposition, ils s’entendaient tous bien, et que les choses se sont compliquées lorsqu’ils ont vécu ensemble.


Les évènements se sont succédé coup sur coup. Dans les deux mois qui suivent l’emménagement de la famille dans la maison d’Olivia, celle-ci découvre qu’elle est enceinte. Il s’agit d’une surprise pour le couple. Néanmoins, les conjoints disent ne pas avoir hésité un instant à garder le bébé.


À nouveau, l’annonce se fera de façon soudaine pour les enfants, lors d’une visite chez les parents d’Olivia. Cet événement est accueilli avec une surprise passive, comme si les enfants étaient « sonnés ». Seul Ethan a une réaction plus vive et pleure. Selon Madame, il aurait « pleuré de choc ». À l’évocation de ces faits durant l’entretien, Ethan pleure à nouveau. Olivia lui demande si elle a dit quelque chose de mal ou si il pleure parce que c’était chouette d’avoir un petit frère. Ethan précise qu’il pleure « quand on dit des choses comme ça ». Puis, sous l’impulsion de sa mère, il ajoute qu’il pleure parce que ça lui « fait chouette » et qu’il se remémore les bons moments. Madame conclut en disant que c’était donc un bon souvenir. Ethan va néanmoins tenter à nouveau d’exprimer son vécu en disant : « Quand maman était enceinte, j’étais encore le plus petit… », ce qui indique sa difficulté à voir arriver un bébé si vite et sa place remise en question.


Dans cette recomposition familiale, l’éducation des enfants est un sujet sensible. Il s’agit d’une source de conflits majeure entre les parents. Madame dit : « Parfois, c’est vraiment “tes enfants”, “mes enfants”… On essaye de construire “nos enfants”, mais c’est compliqué ». Olivia évoque également la difficulté de savoir quelle place prendre dans l’éducation des enfants du conjoint. Les enfants évoquent les différences de valeurs éducatives entre les deux fratries. Les enfants de Monsieur se considèrent notamment plus disciplinés que ceux de Madame. De son côté, Sacha se plaint des règles qui changent d’un enfant à l’autre, elle souhaiterait l’établissement de d’un cadre commun. Olivia rétorque qu’il est difficile d’instaurer les mêmes règles pour tous alors que les enfants ont des bagages différents. Désormais adolescents, ils ont intériorisé le modèle éducatif original de même que les parents, il y a donc moins de marge de manœuvre pour construire une éducation commune, sauf pour Manon, ajoute-t-elle.


Dans la vie au quotidien, les membres de la famille semblent passer peu de moments tous ensemble en dehors des repas. L’âge des enfants, les emplois du temps de chacun et les gardes alternées expliquent en bonne partie ce peu de moments en commun. Une donnée spatiale vient s’ajouter, les enfants expliquant que la maison ne comprend pas beaucoup de pièces de vie. Par conséquent, la promiscuité risque d’engendrer rapidement du bruit et de la nervosité, raison pour laquelle ils préfèrent s’isoler dans leur propre espace.


Entre les enfants, certaines affinités sont apparentes. Sacha et Colin sont fort proches. De même, certaines passions communes rapprochent Sacha et Emilie. Colin et Antoine, quant à eux, jouent régulièrement ensemble aux jeux vidéo.


Dans cette famille, la difficulté des adultes à penser le rythme des enfants s’observe à chaque étape. Pressés d’être heureux, les adultes ont enchaîné les étapes en laissant peu de temps de digestion pour les enfants. Présentation, emménagement, annonce d’une grossesse se sont succédé en trois mois. L’âge des enfants se présente ici à la fois comme une difficulté et une ressource ; difficulté en termes de projet de famille, ressource sur le plan individuel.


En termes de projet, les éducations différentes reçues et ancrées créent la majorité des tensions entre les enfants, entre eux et les parents, et entre ces derniers eux-mêmes. La promiscuité est également plus difficile à vivre pour des adolescents que pour des enfants plus jeunes, et les amène à investir les espaces privés. D’un autre côté, l’adolescence permet que soit toléré ce retrait, alors qu’il serait moins bien accepté de la part d’enfants jeunes. Dans cette famille, les adolescents ne sont pas sollicités trop souvent à se joindre à l’ensemble du groupe ou à s’occuper de la petite sœur, ce qui est une façon de respecter leur espace. Du reste, l’âge permet aux aînés de s’exprimer plus librement sur le fait que les choses n’ont pas été faciles. Ce n’est pas pour autant que les parents puissent l’entendre, car la tristesse et la colère manifestées par les uns et les autres ne semblent pas toujours reçues, comme si ces émotions laissaient les parents sans réponse, mal à l’aise. Les émotions positives sont davantage encouragées, comme si elles répondaient à une attente des adultes de validation de la famille par les enfants. Parents et enfants paraissent relativement seuls dans leur vécu qui peine à se partager, en dehors de certains binômes.


2 – Famille B

Sonia (38 ans) est en couple avec Yves (41 ans) depuis environ 7 ans. Elle a eu deux enfants d’une union précédente : Eva (19 ans) et Justin (13 ans). Yves à également un enfant d’une union précédente : Dorian (11 ans). Ils se séparent tous les deux de leurs conjoints respectifs en 2009. Ils se rencontrent en 2010, mais n’emménagent définitivement ensemble qu’en 2014. Sonia et Yves ont ensemble un petit garçon qui aujourd’hui 6 mois : Matis. Ils vivent tous sous le même toit, en garde alternée.


Sonia et Yves se sont rencontrés via une amie commune. Ils ont pris le temps, disent-ils, et ont beaucoup discuté. Ils se voyaient sans les enfants, même s’il leur arrivait de les croiser. La question du temps est très présente dans leur discours, et ils évoquent le défi de la recomposition : « ​On protège les enfants. Aussi bien elle que moi. On voulait être sûrs avant de faire de la peine à nos enfants. Nous, on est grands. On parviendrait à gérer. Mais peut-être que les enfants n’y parviendraient pas​ », dit Yves.


Leurs enfants se rencontrent alors que Sonia et Yves sont ensemble depuis plusieurs mois. À partir de ce moment, ils passent un week-end sur deux tous ensemble, et gardent cette organisation pendant plusieurs années. Les week-ends où les enfants étaient absents, Sonia et Yves les passaient à deux, mais durant la semaine, chacun restait chez soi. Ils ont emménagé ensemble 4 ans après leur rencontre, de façon progressive.


Les enfants ont eu l’occasion d’apprendre à se connaître. Au début, Dorian avait plus de difficultés. Il était fort timide et se cramponnait à son père, puis il s’est ouvert peu à peu, et les garçons sont maintenant assez proches. Sonia et Yves ont fait en sorte que les enfants s’apprécient et se respectent. Ils soulignent combien il a été important d’accueillir les disputes, de donner l’occasion d’en parler et d’exprimer les ressentis et de trouver des solutions. Dorian et Justin se considèrent comme de « vrais » frères, Dorian explique : « ​Une fois on m’a dit “ce n’est pas ton vrai frère” et j’ai dit “bah quand même quoi !”. On m’a dit “c’est ton demi” et j’ai dit “bah bof quoi !” ».


L’accueil fait par la famille élargie a été plus délicat. Les parents de Sonia sont peu présents, et ceux d’Yves, séparés, accueillent différemment la recomposition familiale. Yves décrit sa mère comme la grand-mère de tous les enfants, Justin et Eva l’appellant « mamy ». Son père et sa belle-mère ont, semble-t-il, plus de difficultés avec la recomposition et gardent de la distance. L’arrivée de Matis n’a pas généré le rapprochement pourtant tacitement espéré. Le père d’Yves s’est rendu à la maternité, mais n’a pas pris de nouvelles depuis. Yves se défend d’en être affecté : « ​Bah vous savez, j’ai 41 ans ! Je ne vais plus me prendre la tête pour tout ça. Moi, j’avance dans ma vie avec ma famille et mes enfants, mon boulot, et je suis fort occupé ! »


Au départ, le désir d’un dernier enfant venait de Sonia alors qu’Yves était plus réticent car ils avaient déjà « suffisamment » d’enfants. Elle identifie ce désir non pas au besoin d’être enceinte ou d’avoir un enfant de plus, mais à l’envie d’avoir un enfant qui puisse souder la nouvelle famille. Elle ajoute : « ​Et puis, voyant que la famille de mon mari ne revenait pas vers nous, je me suis dit que peut être ça ferait un petit lien ». Entre Sonia et Yves s’en est suivi une négociation qui s’est étalée sur plusieurs années, et Yves a finalement adhéré au projet. Ils soulignent tous deux que Matis apporte beaucoup à la famille.


S’ils avaient un conseil à donner à une famille en phase de recomposition, ce serait : « Bien prendre son temps, bien apprendre à se connaître les uns les autres. Il faut beaucoup d’amour et beaucoup de respect pour tous, du dialogue, des discussions. Il faut aussi éviter de juger ». Sonia relève la position délicate du beau-parent : « ​Quand on a des enfants qui ne sont pas les nôtres, on est dans une position pas facile en tant que belle-mère, beau-père. Parce que les enfants ont quand même de l’affection pour leurs vrais parents. Il y a des rivalités qui ne sont pas toujours simples​ ».


Pour la famille B, prendre le temps a été important. Les étapes ont été franchies de façon graduelle, le couple apprenant à se connaître avant de créer un lien avec et entre les enfants. Pendant quatre ans, le temps passé en couple a alterné avec celui passé avec les enfants. Le temps et la liberté laissée aux enfants semblent avoir permis aux plus jeunes de se choisir plutôt que de se voir imposer un lien, ce qui fait dire à Dorian qu’ils se sentent frères, lui qui ne comprend pas pourquoi il devrait appeler Justin son « demi-frère ». Une attention au vécu des enfants est présente et ne semble pas menacer le projet de nouvelle famille.


Pour Sonia, ce projet ne serait jamais devenu complet sans l’arrivée d’un nouvel enfant. Nous avons vu en introduction que de nombreuses familles recomposées sont dans cet état d’esprit. Yves, lui, avait déjà ce sentiment d’accomplissement avant l’arrivée de Matis. Là aussi, le couple a pris le temps de parvenir à une décision commune. Il est à noter que le projet d’enfant était envisagé par Sonia, non seulement comme un moyen de souder les liens de la famille nucléaire recomposée, mais aussi dans l’espoir de renouer avec une partie de la famille élargie ; il y avait comme une recherche de validation et de proximité à travers un enfant issu des deux lignées.


3 – Famille C

Madame C a 42 ans. Elle a trois fils de 22, 20 et 15 ans. Elle est séparée de son mari depuis un an. Sa demande concerne le plus jeune de ses fils, Adrien. Il est, selon elle, mal dans sa peau depuis la séparation, et a des colères qu’elle ne comprend pas. Il refuse de consulter un psychologue. Ayant appris que nous réalisons des thérapies de fratries, Madame a eu l’idée de proposer à Adrien de venir avec ses frères, ce qu’il a accepté.


Nous recevons donc Julien, Hervé et Adrien. Julien travaille et vit avec sa compagne depuis deux ans. Hervé travaille également depuis peu, mais vit encore avec sa mère et son jeune frère tout en étant peu présent à la maison car il passe beaucoup de temps avec sa copine. Adrien, de son côté, est à l’école secondaire.


Lorsque nous interrogeons les liens fraternels, les garçons évoquent une bonne entente, même si la différence d’âge entre les deux aînés et Adrien entraîne l’existence de deux groupes distincts : Julien et Hervé ont des amis en commun et partagent de nombreuses activités. Ils ne comprennent pas ce qui met Adrien en colère bien qu’ils aient quelques idées. Hervé raconte alors la séparation de ses parents : il y a un peu plus d’un an, son frère et lui ont appris la liaison de leur père. Ils ont décidé de lui en parler en le sommant de stopper cette histoire et de ne pas faire de mal à leur mère. Les trois fils sont, de leur propre aveu, très proches de cette dernière : « Elle a toujours été là pour nous ».


Quelques mois plus tard la mère, apprenant cette liaison toujours en cours, quitte son mari.


Julien, Hervé et Adrien ne verront pas leur père pendant plusieurs mois. Non seulement ils n’en avaient pas envie, disent-ils, mais de plus : « Notre père n’en avait pas grand-chose à faire de nous voir, il vivait son histoire amoureuse et il n’y a que ça qui comptait ! ». Les trois frères ont eu l’impression qu’il n’y avait plus de place pour eux. Ceci était confirmé en partie par les faits, car le père a emménagé avec sa compagne dans un appartement qui ne comportait qu’une seule chambre, celle du couple.


Depuis peu, le père est revenu vers ses fils ; ceux-ci se montrent réservés par loyauté envers leur mère, mais aussi en raison de l’embarras que leur procure le fait de voir leur père dans cette nouvelle relation amoureuse : « On dirait un gamin, la façon dont il la regarde, dont il la touche devant nous ou qu’il l’embrasse devant tout le monde ».


Hervé et Julien racontent comment Adrien est sans doute celui qui a le plus souffert de l’éloignement du père, ce à quoi Adrien, très réservé et taiseux, acquiesce. Les deux frères se savent plus âgés, plus autonomes et imaginent que pour leur jeune frère, ce n’est pas simple. Depuis quelques semaines, Adrien retourne chez son père un week-end sur deux, il dort dans le salon. Cela se passe apparemment bien.


Julien et Hervé ne comprennent pas pourquoi c’est en présence de leur mère et non avec leur père qu’Adrien fait des « crises ». En effet, depuis quelques mois, Adrien se met en colère sur sa mère. Quand nous donnons la parole à Adrien à ce sujet, il dit ne pas aimer qu’elle sorte de la maison et le laisse tout seul. Madame C a, au cours de ces derniers mois, fait deux rencontres amoureuses, la dernière étant assez récente. Elle sort deux ou trois soirs par semaine et revient en général dormir à la maison. Julien et Hervé commentent : « ça fait bizarre, mais on est contents pour elle, on n’a pas envie qu’elle reste seule ». Lorsque nous les interrogeons sur ce terme de « bizarre », Hervé nomme l’étrangeté de savoir que leur mère a une vie amoureuse.


Il apparaît ainsi peu à peu que la réaction d’Adrien n’est pas si isolée et incompréhensible qu’on aurait pu le penser.


La séparation, l’éloignement du père et la confrontation à la vie amoureuse de leurs parents sont autant d’étapes avec lesquelles les trois frères doivent composer. Nous reprenons néanmoins la différence soulignée par Hervé en termes d’âge et d’étape de vie pour ouvrir la question des rythmes de chacun. Se peut-il qu’Adrien ait parfois le sentiment que son monde s’est écroulé en un an ? Le fait d’être le « plus un » de la fratrie, avec deux frères proches en âge, se joue-t-il maintenant également dans la famille, avec un père vivant une idylle et une mère qui vient de faire une rencontre ?


Hervé croit tout à fait possible que la colère de son frère vienne de là, il ajoute : « Nous, on est grands, mais lui n’a que 15 ans finalement, il est toujours aux études et il a besoin d’être soutenu. Et en même temps, on ne peut pas demander à maman de ne pas avoir de vie amoureuse, elle en a bien le droit après ce qu’elle a fait pour nous ». Nous interrogeons Adrien à ce sujet et il répond : « J’ai pas envie d’être seul le soir, ça m’énerve ! Elle peut avoir un copain, mais pas partir le soir, je suis seul ». Nous demandons aux trois frères s’ils seraient d’accord d’inviter leur mère, afin d’aborder la façon dont chacun a vécu les étapes depuis la séparation. Tous acquiescent.


Avec Madame, nous commençons par pointer combien, au sein d’une famille, les membres ont beau s’aimer, se protéger et se vouloir du bien, les vécus et besoins de chacun ne se rencontrent pas toujours exactement, ce qui peut entraîner des malentendus. Nous synthétisons en quelques mots la rencontre avec ses fils et lui demandons quel est son vécu propre. Madame exprime son sentiment de libération actuelle. Elle s’est sacrifiée et donnée pendant des années pour son mari et sa famille, aujourd’hui elle se sent revivre, vivre enfin pour elle. Elle ne comprend pas la colère d’Adrien. Son fils a pu lui dire qu’il n’aime pas qu’elle sorte, mais elle ne comprend pas ses raisons car quand elle est là, il passe beaucoup de temps sur internet et ne lui parle pas. De plus, elle va le voir à son activité sportive le samedi. Elle a l’impression qu’à 15 ans, il n’a plus besoin d’elle de la même manière. En revanche, elle identifie un événement qui a pu le perturber. En consultant l’ordinateur familial, Adrien a découvert sur la session « Messenger » de sa mère qui était ouverte, une conversation intime entre elle et son nouveau copain. Il a, semble-t-il, fallu quinze jours à Adrien pour lui en parler. Madame se sent mal à l’aise, mais considère qu’il n’avait pas à lire tout cela et qu’il aurait dû fermer ce programme immédiatement. Nous demandons à Julien et Hervé s’ils étaient au courant de cet incident et ils répondent par la négative, embarrassés. Hervé ajoute en souriant que moins il en sait à ce sujet, mieux il se porte.


À notre invitation de chercher ensemble comment permettre aux vécus et besoins de chacun de coexister, Madame propose de rester un peu plus tard en soirée avec son fils, mais à la condition qu’il sorte de sa chambre, ce qu’Adrien accepte. Hervé et Julien envisagent de leur côté de manger systématiquement une fois par semaine avec leur mère et leur frère pour « recréer un sentiment de famille qui a été perdu il y a un an, et qu’Adrien doit encaisser plus difficilement vu son âge », complète Julien.


Cette situation illustre plusieurs aspects évoqués en première partie : le choc des vécus des uns et des autres tout d’abord, qui ne se verbalise pas dans un premier temps. Le sentiment de libération de Madame C est en effet loin du vécu d’effondrement de la famille et de la peur d’abandon ressentis par Adrien.


L’âge des enfants au moment de la séparation joue un rôle important. Dans cette famille, la maturité des aînés, leur investissement dans le travail et une relation amoureuse ont aidé à franchir ces étapes. Adrien, en revanche, est en pleine adolescence, avec la tempête qui l’accompagne. Etre confronté à la séparation de ses parents, à l’éloignement de son père, mais aussi à la vie amoureuse et sexuelle de ses parents, est conséquent pour un jeune de 15 ans. Il pourrait se retrouver piégé entre un besoin d’autonomie et d’être reconnu comme un homme en devenir, et un besoin d’être encore soutenu par sa famille, besoin qui a plus de mal à s’exprimer. Comme le soulignent Haxhe, de Saint Georges, Michard & Heireman (2016), être reconnu comme un adulte en devenir implique pour l’adolescent le sentiment d’être vu avec de nouvelles potentialités dans ce qu’il peut apporter, dans ses contributions à la société, mais aussi à sa famille. Pour Adrien néanmoins, ce moment correspond à une étape où chacun trouve son bonheur en dehors de la famille, ses parents connaissant un emportement amoureux semblant combler leurs besoins. Dans ce contexte, la colère d’Adrien peut venir d’un souhait d’être présent pour sa mère, souhait contrarié par le fait qu’elle s’investisse ailleurs, rendant son soutien moins nécessaire. Quelques fois, il est aussi injuste pour un être humain d’être entravé dans ses envies de donner que de l’être dans ses demandes de recevoir (Boszormenyi-Nagy, 1986 ; de Saint Georges, 2016). Mais la colère naît également du sentiment de ne pas être entendu ou de ne pas parvenir à s’exprimer. S’agissant d’Adrien, nommer le besoin d’être encore soutenu présente le risque d’apparaître peu autonome et d’entraver de surcroît le besoin de sa mère. Madame évoque toutes ces années où elle a donné la priorité à son mari et à ses fils, et l’envie de pouvoir enfin penser à elle. Ces velléités sont légitimes, en particulier avec des enfants de cet âge car elle est en droit d’estimer avoir rempli son « devoir » de mère. Néanmoins, si cette légitimité ne peut tenir compte du vécu de son fils dans la mesure où il heurte le sien, elle peut revêtir un aspect destructeur. De son côté, Adrien a également un vécu et une demande légitime, mais qui ne sont pas sans risque de destructivité si son sentiment d’injustice se mue en exigence intransigeante à l’égard de sa mère, attendant d’elle qu’elle ne sorte pas, même s’il ne lui propose rien et se retire dans sa chambre.

61De plus, dans cette configuration, le père semble relativement à l’abri des revendications d’Adrien. La mère étant jugée plus fiable, c’est vers elle que se portent et se concentrent les demandes et exigences, ce qui peut relancer un sentiment d’injustice à son niveau.


Bien que les places de père et de mère aient fortement évolué au cours des dernières décennies, il reste des déséquilibres dans les attentes envers les uns et les autres, et la séparation en est quelques fois un révélateur. Nous avons proposé à plusieurs reprises aux fils de venir avec leur père, ce qu’ils n’ont pas souhaité dans cette phase du travail.


La thérapie s’est donc centrée sur l’expression des vécus et besoins de chacun au sein de la relation mère-fils et de la relation fraternelle. Sur cette base, chacun s’est engagé dans des actes où se révèle la prise en compte de l’autre et de son vécu, permettant que se vivent davantage de moments de légitimité constructive, c’est-à-dire une considération pour l’autre qui apporte du mérite et qui dès lors, donne l’envie de recommencer. La légitimité constructive s’apparente à un cercle vertueux de type “Je prends soin – J’en tire un mérite qui me grandit – J’ai envie de prendre soin à nouveau”, ou encore “Je donne – Je reçois en donnant – J’ai envie de donner à nouveau”. (Ducommun-Nagy, 2006).


Conclusion

La prise en compte du temps est essentielle dans l’après-séparation et la recomposition familiale. La question du rythme, du moratoire, est intrinsèquement liée à celle du bien-être individuel et collectif. Il s’agit d’une question à la fois très actuelle et très complexe, qui pourrait se synthétiser par « Comment combiner mes besoins, ceux de mon couple et ceux de mes enfants en respectant le rythme de chacun, pour tendre vers le bien-être de tous ? ».


Lorsque le processus bloque, nous pouvons aider au passage, tels des maîtres de cérémonie (Dessoy, 1997), sans prendre parti pour l’un plus que pour l’autre. Etre en partialité multidirectionnelle offre la garantie que chacun puisse exprimer son besoin, et se situer comme un Je devant un Tu (Buber, 1938). Ensuite, après avoir favorisé l’expression et l’écoute des vécus singuliers, il reste à construire une façon de prendre soin les uns des autres à travers une considération et une attention mises en actes.


Aider au passage ne signifie pas donner un coup d’accélérateur. Nous avons une inquiétante tendance à l’oublier, mais nous faisons partie de la nature. Et la nature, pour produire du bon et du durable, a besoin de temps.


  • [1] Nous remercions S. Benali, E. Bolette, E. Brumagne, R. Planchon, E. Spits, G. Baro, F. Cobut et M. Dussart pour leur participation à l’élaboration de ces situations.

Mis en ligne sur Cairn.info le 16/10/2018


Citation : Haxhe, S. & Montulet, F. (2018). De la séparation à la recomposition. Temps, rythmes et légitimités. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 61, 153-171. https://doi.org/10.3917/ctf.061.0153


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